J’avais vu le film à sa sortie, je ne connaissais pas encore Dennis Lehane. Restait dans ma mémoire cette impression de découpage extrême dans le montage, et la performance de Sean Penn. C’était très californien, du meilleur californien, et c’était Clint Eastwood, qui est devenu l’un des plus grands réalisateurs actuels.
Trois garçons, dont l’un, Dave, est enlevé par des pédophiles sous les yeux des deux autres. Une génération plus tard, un flic (Sean), un voyou (Jimmy, interprété par Sean Penn), et un perdant indiscutable : Dave, dont la fêlure et la vulnérabilité du survivant, inquiétante aux yeux des autres y compris de sa femme (Marcia Gay Harden, très forte pour interpréter un personnage qui aurait pu tourner facilement à la caricature). Adulte, il est joué de manière impressionnante par Tim Robbins. Leurs existences se croisent à nouveau, à l’occasion du meurtre de la fille de l’un d’entre eux, dans lequel ils sont impliqués chacun à leur manière.
– De quoi s’agirait-il alors ? D’une sorte de vaste machination diabolique pour se venger de Jimmy Marcus en éliminant sa fille ? Parce qu’on joue dans un film, maintenant ?
Sean partit d’un petit rire.
– Si c’était le cas, vous verriez qui dans votre rôle, sergent ?
Avant de répondre, celui-ci [interprété par Laurence Fishburne, toujours solide et charmant du fait même de sa sincérité… et de ses jolies dents] aspira son soda avec la paille jusqu’à atteindre la glace au fond de son gobelet.
– J’y ai beaucoup réfléchi, figurez-vous. Si on résout cette affaire, Superflic, ils pourraient en tirer un film génial. Un truc dans le genre » Le fantôme de New York « , pourquoi pas ? Et nous, on serait là, sur grand écran. J’imagine que Brian Denehhy serait prêt à tout pour décrocher mon rôle.
Ça, c’est pour le clin d’oeil… Le livre est plein d’humour, même appartenant au registre du roman noir.
Se laisser imprégner par une lecture donne une certaine coloration à votre esprit, à votre psychisme, durant les jours de la lecture. Dont il reste ensuite une fine couche quelque part, des fragments infimes saupoudrés en vous. La nuit, c’est plus évident encore. Dans le cas d’une écriture aussi minutieuse que celle de Dennis Lehane, qui explore toutes les dimensions de l’événement qu’il retrace (qu’il trace !), la prégnance est puissante. Le scénario du film n’est pas de Lehane, mais il est extrêmement fidèle au roman, dans lequel on a pu puiser décors, dialogues, personnages dont la complexité est moins explicite (leurs pensées, leur vécu, leurs contradictions, magnifiques dans le roman) et servie par des acteurs justes dans leurs émotions. La structure narrative très rigoureuse est répercutée avec talent : ce morcellement si californien de l’événement en différents récits reprenant le même moment, vécu à des endroits et par des personnages différents.
Rien n’est inventé donc, pas même la forme et la couleur de la robe portée par la morte, dans le film qui est d’une fidélité tranquille au récit. Eastwood n’a pas besoin de se départir de cette manière du roman pour créer son film. Avec de belles inventions cinématographiques : un montage très talentueux ; cette inscription interrompue, dans le béton frais du trottoir, des noms des trois enfants ; ou encore le mouvement de Dave, monté dans une auto fatale pour la seconde fois dans sa vie, jetant un regard derrière lui aussi long que le long plan sur l’auto s’éloignant.
C’est la fille de l’un des garçons qui ont assisté à son enlèvement sans se faire enlever eux-mêmes, que Dave est supposée avoir massacrée. Ce n’est pas un hasard. C’est ce que Lehane suggère durant les 600 pages du roman. C’est un livre sur la culpabilité de chacun des personnages après un traumatisme. Ils la vivent différemment, et elle se transforme chez la plupart en soupçon, ce soupçon qui pèse sur ceux qui ont été abusés dans leur enfance, comme s’ils ne pouvaient que répéter ce geste. Un soupçon gravissime qui en vient à peser sur la vie d’une victime. Avant même ce meurtre qui les réunit à nouveau, la vie de Dave n’était-elle pas déjà entachée par ce soupçon, y compris à ses propres yeux ?
Il est clair que le livre est plus engagé que le film, à travers notamment un discours sur l’urbanité : les interrogations sur une ville qui exclut par le biais de la gentrification des quartiers ne cessent de revenir (si l’on en croit les photos actuelles du quartier sur GoogleMap, quelques noms ont changé comme Penitentiary Park, mais l’aspect des rues n’est pas si embourgeoisé que cela ; par contre, le café sur la Mystic River semble remplacé par un énorme centre commercial…), pour finir sur l’entrée en politique de Jimmy, qui se profile à la fin comme la conclusion troublante à une histoire semée de meurtres.
Lire et regarder le film inspiré du livre durant les mêmes journées peut, avec une écriture comme celle de Dennis Lehane, tourner à l’obsession, boucher tous vos horizons. Je m’endors avec Persuasion, de Jane Austen, à mes côtés, afin de conjurer un peu cet américanisme qui colore mon psychisme, cette lourdeur des faits, leur fatalité, cette violence du monde – contrebalancée dans mon sommeil par l’aspect aérien et ciselé, de dentelle, féminin, psychologique, de ce que j’imagine de l’écriture d’Austen que je ne connais pas encore. 
Roman de Dennis Lehane, 2001, traduit en 2002 par Isabelle Maillet. Film réalisé en 2003 par Clint Eastwood.
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