Mon ange.

En descendant du tram (climatisé, merveille à laquelle je pensais justement, au moment) où je me suis prise un topic qui ne me fait cette fois aucun effet, j’ai calculé et ça fait des mois, sans ticket, que je rentre déjà dans mes frais, cette fois ils ne me feront pas pleurer de tristesse ces lascars en bleu, même si je soutiens à fond les transports publics, en ce moment eh bien c’est comme ça mais cette fois ça ne me fait, mais alors, aha aucun effet, parce que Et là je le vois, mon Karel.

Assis sur un banc avec son chapeau de toujours, son sac-à-dos sa dégaine inimitable.
Il me dit que c’est son anniversaire, je le sais c’est tous les ans en juin. Il a 56 ans. Je me souviens de ses 52 ans. Il est arrivé il y a Dix minutes, il me dit un peu fort, comme si c’était un peu scandaleux, les yeux écarquillés – il vient et va, d’ici en Slovaquie, depuis des années je le vois aller et venir, venir et aller. Il joue de la clarinette comme un dieu mais il en jouera toujours sur un trottoir, il a fini par me dire que sa mère était rrom parce que j’ai un peu insisté, avec son génie musical et aussi, sa belle gueule, jamais d’excès, même le café il fait attention, toujours beau malgré les nuits dehors, sa dent maintenant unique, en haut, le soin qu’il a toujours de lui, comme s’il avait une maison, toujours bien rasé bien habillé, je sais pas comment il fait surtout en été lorsqu’il ne doit pas payer 15 francs pour aller dormir à la Croix-Rouge.

Mais là c’est son anniversaire et j’ai pas de sous sur moi, je lui dit bon je te les donne demain, j’ai vraiment des sous, pour une fois, enfin pas vraiment mais alors ce qui est sûr c’est que j’en ai plus que lui, et pour son anniversaire c’est fête. Depuis des années, il joue, un jour on lui avait piqué sa clarinette, m’offre parfois un café, parfois n’en prend pas, revient et puis va.

Mais là il est patraque, il me parle sans pouvoir s’arrêter dans son peu de français, ça fait au moins cinq ou six ans maintenant qu’il va et puis revient, il a progressé mais il a pas eu de cours évidemment. Karel, aujourd’hui, il me parle, il peut pas s’arrêter, un peu paniqué, d’habitude quand je veux pas lui donner de sous il n’insiste jamais.

Mais là il parle et parle, c’est sa Maison, il est accroché à un vieux téléphone mobile et un fil, sa Famille, Family, la maison Mais t’as pas vu à la télé, partout, en Deutsch en Tchéko, en Slovaquie, bin oui je lui dis je me mets à comprendre, les inondations, je lui demande sa famille, ils sont en Social, bon d’accord, Karel dans ce cas viens je vais chercher des sous au distributeur, Oui Western Union, réparer maison, Oui je comprends, je lui prends des sous et on va boire un verre sur la place, je voudrais qu’il me raconte, et qu’il soit plus calme, il vient de passer 24 heures en car en plus. Il est accroché à son téléphone, qui sonne, quelques secondes en slovaque, ça raccroche. Il réfléchit, tout haut. Quelques jours. Deux mois! il lui faudra – il réfléchit il compte ou réfléchit pour dire en français – Deux mois pour Jouer, réunir les Cinq cent euros dont il a besoin pour la réparer en plus des aides, ça va lui prendre Deux mois! Non je lui dit, là je t’ai déjà donné – il me demande combien ça fait 500 euros en francs suisses, ouf c’est facile. Il réfléchit, on commence à comprendre que plus les réparations vont vite – Western Union – moins il y a de risque que la maison s’effondre complètement. Me décrit comme il peut, avec la musique de sa voix emportée et émue, avec ses yeux effrayés, avec ses mains qui élargissent la vision gigantesque d’une ville, Dix mille, me dit-il, maisons inondées. Quarante centimètres, il me dit, il me montre la hauteur, les yeux écarquillés. Il me demande toujours, et toi ça va, ta mère etc., mais pourquoi t’as pas de mari, t’es si jolie, etc. et le travail?, j’essaie de lui expliquer encore ce que je fais comme travail, Viens en vacances, me redit-il, on va à la plage! me redit-il, je lui redis je peux pas, je lui explique pourquoi, il me coupe Grrratis! manger, dormir (il compte sur ses doigts, manger un, dormir deux), gratis, oui mais je peux pas je lui réexplique, il comprend. Je vais faire un autre retrait, je te le rendrai, m’explique-t-il avec ses mots (je sais pas du tout lesquels), Dix francs, Vingt francs, Travaille, Joue (il fait le geste de sa clarinette), pour le moment reste tranquille je lui dis, plus tard, j’espère qu’il va se calmer, je ne l’ai jamais vu comme cela, vas-y, je lui dit, on s’embrasse il fonce à Western Union.

De mon côté vers ma maison, qui prend l’eau de partout, une autre eau, je me trouve bête de me sentir bien, soulagée, allégée – c’est sûr je vais manger du riz pendant un moment, je rigole d’y penser, ça a tant de sens ce riz-là –  et puis non pas bête, je suis soulagée pour lui, je veux son corps soulagé de cette tension que j’ai vue si forte, soulagée d’avoir pu être là au bon moment, inhabituel pour moi d’ailleurs, retardée par les contrôleurs (si peu, en Suisse tout est délicieux même les contrôleurs), mais surtout, ce qu’il ne sait pas et ne saura jamais et ne peut pas savoir, c’est que, Karel, il a été mon ange, aujourd’hui, un vrai ange, il a été porteur de quelque chose dont il ne soupçonne  pas l’existence. Les anges c’est pas toujours facile à voir, mais ici c’est très clair.

Car lorsque j’entre dans mon bureau, que je regarde l’ordinateur, je ne me sens pas oppressée par ce monde plein d’Eris que je sentais si fort il y a quelques heures encore, ce matin encore, avant de prendre mon courage à deux mains et de sortir. Je ne me sens plus acculée par les conflits, les affirmations sans mélange, les tensions les disputes les tout ce qui constitue l’hypertexte véritable de ce que je lis, toutes les peines que je lis – je les entends toujours, oui, mais elles ne m’entraînent plus avec elles, elles ne me déchirent plus ces déchirures indicibles de l’âme et des hommes. Ce soir je pense à une maison, dans l’eau, à une famille en peine parce que sa maison doit être vite réparée, je sens encore sur mes mains les mains calleuses de Karel, son émotion qui m’a ramenée à la rive et a fait taire ma peur, et je me sens terrienne et la lumière sera belle, il y aura l’air léger que j’aime tant.

0807Karel

Juillet 2008.

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